Nous commençons en principe à travailler avec les jeunes à partir de 12 ans et jusqu’à 21 ans environ. Mais à partir du moment où nous sommes en lien avec le jeune, nous allons au bout du processus, jusqu’à ce qu’il décide lui-même de mettre un frein à un moment, donc en pratique nous pouvons accompagner un jeune jusqu’à ses 25 ans. Les jeunes sont de plus en plus tôt présents en rue, alors il nous arrive sur des actions concrètes d’accompagner aussi des plus jeunes, comme par exemple la mise en place d’un atelier de soutien scolaire, parce que nous avions repéré des difficultés chez des jeunes de 8 à 11 ans.
Quand on m’a proposé la formation Pocket Films, j’étais intéressé parce que je me suis rendu compte que l’outil vidéo, avec le développement des smartphones et autres applications, était devenu notre quotidien, c’est-à-dire que nous sommes obligés de gérer avec.
Je trouvais intéressant de se servir de cet outil omniprésent dans notre travail, pour amener d’autres choses. La formation m’a permis de me familiariser avec l’empathie et ce que ça pouvait amener dans le travail des difficultés que rencontrent nos jeunes.
Nous avons utilisé cet outil dans différents ateliers. Par exemple le terme victime revient souvent dans les discussions qu’ils ont « je suis pas une victime », « lui c’est une victime »... Nous nous sommes rendus compte que dans le quartier, les plus jeunes étaient souvent les cibles de "formations" ("formation" est le terme qu’ils emploient, mais ça se rapproche du bizutage), qui peuvent être assez violentes. Et la justification des plus grands c’est qu’eux-mêmes ont vécu ça, donc d’après eux, ils reproduisent un modèle dont ils ont eu à souffrir, sans se rendre compte qu’eux-mêmes en ont souffert. Donc une des questions que nous nous sommes posées est comment arrêter ce cercle vicieux de victime et bourreau.
Le travail autour de Pocket Films et empathie m’a permis d’essayer de trouver une réponse à ce questionnement : peut-être en se mettant à la place des autres, ils arriveraient à comprendre ou se rappeler de ce qu’ils ont vécu. Quand nous arrivons à en parler avec eux, ils savent que ce n’est peut-être pas leur meilleure période même s’ils ont des discours comme quoi ça les aurait rendus plus forts, mais ce n’est pas évident de leur faire dire que c’est de l’injustice. Alors nous avons monté un atelier avec un groupe de 12-15 ans, que nous voyons à notre local une fois par semaine. Il y avait par exemple des visionnages de films, toujours suivis d’un débat, pour qu’ils puissent exprimer ce qu’ils ont ressenti ou bien aimé dans le film.
Comme ils avaient bien accroché, nous leur avons proposé de faire un film avec eux en partant d’un sujet, par exemple : « le but dans la criminalité c’est de faire de l’argent (et quand tu as de l’argent, t’es bien) », en s’inspirant du film Scarface. Ils ont trouvé que le film Scarface était intéressant parce que la première partie du film va un petit peu dans leur sens, mais on voit progressivement arriver la chute « ça ne mène à rien », ce qui nous a permis de créer un débat sur cette soi-disant toute puissance de l’argent. Pour eux trouver un métier et s’en sortir par là ne fait aucun sens, si en sport c’est aussi limite, il reste la délinquance. Montrer aux grands qu’on n’a pas froid aux yeux. Pour eux c’est un des seuls avenirs et puis il y a le regard des autres dans le quartier, parce qu’être quelqu’un, même si c’est un bandit, c’est mieux qu’être personne !
Quand nous leur proposons de faire un film, nous essayons justement de ne pas les mettre en difficulté, et tous ne se voient pas naturellement devant la caméra. Leur utilisation du smartphone va souvent dans le sens de l’humiliation de l’autre, c’est-à-dire qu’ils vont aimer les vidéos où quelqu’un s’écrase etc, ça ne va jamais dans le sens de se mettre à la place de l’autre pour savoir ce qu’il vit. Pour eux la vidéo prolonge la dureté qu’ils ont entre eux, « on l’écrase encore un peu plus »... Et le fait d’avoir fait un atelier sur les victimes, a permis de se mettre à la place de celui qui se fait humilier, et de se rendre compte que c’est aussi compliqué pour lui. Ils se mettent dans cette position parce que le fait de se moquer de l’autre évite en fait qu’on se moque de soi.
L’empathie est très compliquée dans leur fonctionnement de groupe. Il ne faut pas avoir l’air faible, et le fait d’avoir pitié ou de dire « non c’est pas bien », ça veut dire que tu pourrais être à cette place là. Donc on s’interdit de montrer le moindre signe de faiblesse. Ils n’osent pas exprimer en public leur désapprobation ou leur empathie pour la victime. Alors qu’en les prenant en individuel, ils disent « c’est pas bien » etc, mais ils ne le répéteront jamais dans le groupe. L’atelier permet de les faire réfléchir sur ce qu’on peut faire et jusqu’où on peut aller, et se mettre à la place des autres. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas se mettre à la place des autres, c’est qu’ils ne veulent pas. Car dans leur fonctionnement on leur dit « soit t’es une victime, soit t’es un bourreau ».
Je ne sais pas si ça change leur vision des choses mais ça provoque au moins le débat. Et à la longue, en multipliant ce genre d’ateliers, ça va les faire réfléchir.
A l’heure actuelle je n’ai pas assez de recul pour savoir si ça a porté ses fruits. Mais nous avions proposé avec ma collègue de filmer un jeu autour d’un tribunal, suite à un vol de scooter qui les avait mis en émoi. Les personnes concernées ont d’abord gardé leur rôle : les témoins, le voleur (qui n’avait pas encore été condamné -présomption d’innocence). Nous avions commencé à chercher sur internet ce qu’on risque quand on vole un scooter, donc deux ans de prison... puis préparé les rôles avec les avocats (avocat de la défense...), les jurés. Ils étaient une vingtaine, donc on a construit un tribunal, et comme certains ont déjà eu affaire à la justice, ça a permis de rejouer, de se mettre à la place par exemple du juge qui travaille pour la société et qui a aussi des obligations. C’était vraiment intéressant, nous avions même débordé un peu les deux heures d’atelier, ça a permis de faire tourner la parole, et de réfléchir sur les actes qu’ils font dehors sans toujours réfléchir aux conséquences.
Nous avons pu regarder le film après coup et se dire « à un moment donné toi tu étais l’avocat t’as pas fait d’objection là ! »... Et ils étaient en demande, « il faudrait qu’on le refasse ! ».
Des fois nous partons de l’improvisation, nous écrivons des thèmes sur des papiers. La personne désignée pioche dans une petite boite et doit jouer. Par exemple, il y a eu un conflit à l’école et les parents avaient été convoqués au collège pour un problème de discipline, donc l’un d’eux jouait le jeune, l’autre le parent, un troisième le directeur de l’école, puis on tournait, comme ça chacun pouvait se mettre à la place de chaque personne : « si tu te mets à la place de ton père, qu’est-ce qu’il peut ressentir ?... ». Parfois ils étaient même plus durs que leurs propres parents ! On essaie toujours de partir de situations qu’ils vivent, pour ensuite dévier un peu : « là tu n’es plus le jeune, là tu es ton père ! Là tu es ton prof principal !... ». On arrive à les mettre facilement en action et à les faire réfléchir sur ce que leurs parents peuvent ressentir, ça peut déclencher tout ce qu’ils posent en actes. Le fait de regarder tous ensemble et de projeter permet d’en débattre. Tout ce qu’ils n’ont pas pu exprimer, ils arrivent justement à l’exprimer dans cet atelier-là.
Quand on a travaillé sur le thème de la victimisation, ils avaient demandé s’ils pouvaient choisir un lieu de tournage, donc nous les avons laissés un peu libres, et ils sont sortis chercher des coins qui leur convenaient. On avait fait un premier tournage, on faisait puis on regardait tous ensemble, chacun donnait son avis et certains voulaient retourner « non on va le rejouer » ou « c’est pas ça que j’ai voulu faire ». Nous étions obligés de leur mettre une limite de temps, mais on voit que sur ces ateliers, il y en a qui ont une fibre, qui veulent écrire un scénario, mettre quelques effets...
Je pense que les possibilités sont infinies, je pense qu’on utilise même pas 1% de ce que l’on pourrait faire, après c’est plus un problème de temps, et notre façon de préparer, parce qu’on improvise beaucoup.
J’aimerais bien l’année prochaine monter un atelier Pocket Films, sur une année, avec des jeunes motivés, pour faire des choses un peu plus longues. Pourquoi pas envisager une projection ou une expo dans le quartier...
Mais dès qu’on sort du cadre de l’atelier, c’est compliqué, au-delà des parents, des droits etc (parce qu’il y a des problèmes de diffusion et d’autorisation), il y a aussi des jeunes qui sont assez pudiques. Au début on avait commencé avec un groupe de rap et très rapidement, comme ils ont eu pas mal de vues sur youtube, ils ont éprouvé le besoin de faire un clip vidéo. Mais nous nous n’avions pas vraiment le contrôle sur le clip, et dedans ils ont mis des armes, du shit pour mettre en avant ce qu’ils voulaient dire dans leur musique. Sauf que nous ça nous a posé problème parce qu’on était à l’origine de cet atelier, et ce qu’ils mettaient à la vue de tous n’était pas forcément une image que nous nous voulions mettre en avant. Mais comme nous étions concernés, on a retravaillé avec eux, en leur expliquant qu’avec plus de 10000 vues, il n’y a pas que les gens du quartier qui regardent, mais dans ceux qui regardent, il y a quand même les gens du quartier, dont leurs petits frères, leurs petites soeurs, leurs parents... « Est-ce vraiment l’image que vous voulez montrer ? »
Nous essayons de leur dire qu’on peut dire des choses violentes sans passer par des gros mots, il y a d’autres moyens de s’exprimer, en utilisant par exemple des métaphores. Je pense que ça a fait écho, parce qu’ils ont retiré le clip, c’était une victoire parce qu’ils ont compris quelque chose, on a réussi à les faire réfléchir sur la portée de l’image. »