En savoir plus : "Le navire empathie"

Par Serge Tisseron
L’empathie est une capacité complexe semblable à un édifice qui se construit en plusieurs étapes, et possède, dans sa forme achevée, plusieurs composantes.

La première est l’empathie directe, constituée elle-même de trois composantes qui apparaissent à trois moments du développement psycho-affectif [1].
La première est l’empathie affective, encore appelée empathie émotionnelle. C’est la capacité d’identifier les émotions d’autrui : elle assure les autres et entre soi la résonance sans laquelle la communication entre deux êtres serait impossible, et elle est facilement manipulable.
La seconde composante de l’empathie consiste dans la capacité de comprendre que l’autre a des expériences du monde différentes des miennes [2]. Il s’agit d’une compréhension intellectuelle dont les émotions sont absentes et elle est facilement mise à profit pour manipuler autrui.
Enfin, ces deux composantes se conjuguent dans la capacité de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, et donc d’être affecté par la souffrance qu’on lui imagine. Il s’agit d’un processus qui combine la participation émotionnelle et la prise de recul cognitif. Le psychologue du développement Martin Hoffman l’appelle « l’empathie mature » [3], et le chercheur en neuro sciences Jean Decety « changement de perspective émotionnelle ». Elle apparaîtrait aux environs de huit ans. Ce processus s’installe d’autant mieux qu’il est encouragé et valorisé dans l’enfance, puis tout au long de la vie [4]. Il est également la condition de la plasticité psychique.

Mais à ces trois composantes de l’empathie pour autrui, il convient d’ajouter l’empathie pour soi. C’est la capacité d’accueillir et d’accepter en soi tout ce qui nous habite, à la fois sur le versant émotionnel et sur le versant cognitif, en lien avec une situation, une action ou un état intentionnel [5]. Elle est souvent oubliée quand on parle d’empathie, mais elle constitue pourtant l’un des éléments déterminants de celle que l’on peut éprouver pour autrui. Elle fait intervenir exactement les trois mêmes capacités que l’empathie pour autrui, mais orientées vers soi-même. C’est elle qui permet à chacun d’identifier ses propres émotions, de comprendre et d’accepter ses pensées, y compris celles qui ne nous font pas plaisir, et d’occuper successivement les divers points de vue que chacun a sur ce qui l’entoure, car notre monde intérieur est loin d’être homogène !
Elle participe à la construction de l’estime de soi et de la mémoire en nous permettant d’habiter notre propre subjectivité, y compris dans ses aspects les plus problématiques à nos propres yeux. Ceux-ci concernent notamment les expériences infantiles toujours vivantes qui nous habitent, mais également d’autres aspects indésirables de notre personnalité.
L’empathie envers soi-même suppose de reconnaître ses faiblesses et ses imperfections, de les accepter comme une part de soi au même titre que les qualités dont nous sommes fiers, et d’apprendre à vivre avec. À l’inverse, moins nous reconnaissons les parts sombres de nous-mêmes et plus nous courons le risque de les projeter hors de nous, sur les humains qui nous entourent. Et nous aurons évidemment encore plus tendance à les projeter sur les humains que nous jugeons étranges ou inquiétants. Avec le risque de les voir plus étranges et inquiétants encore, sans nous rendre compte qu’une bonne partie de cette étrangeté est liée à la façon dont nous leur faisons endosser les aspects indésirables de notre propre personne.
Mais comment s’aimer soi-même, et accepter chacun cette étrangeté qui nous habite ? La meilleure façon de développer l’empathie chez un jeune enfant est d’en témoigner pour lui. Un enfant qui grandit dans un milieu familial dans lequel il bénéficie de peu d’attention et de compréhension aura de la difficulté à construire une empathie pour soi satisfaisante. Celle-ci se construit parallèlement à l’empathie pour autrui dans une réciprocité où l’enfant qui bénéficie d’empathie, c’est-à-dire d’intérêt et d’affection pour sa personne, intériorise la capacité d’éprouver pour soi-même ces mêmes sentiments.

Enfin, ces deux formes premières d’empathie (pour autrui et pour soi) s’associent au sens de la réciprocité pour constituer le sens moral.
Elle a trois facettes : reconnaître à autrui la possibilité de s’estimer comme je m’estime : c’est la composante du narcissisme ; lui reconnaître la possibilité d’aimer et d’être aimé : c’est la composante des relations d’objet ; lui reconnaître la qualité de sujet du droit, autrement dit les mêmes droits qu’à moi-même [6].
L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue l’étape indispensable sur le chemin de construire le sens de la justice. Grâce à elle, notre empathie ne se limite plus à ceux qui nous sont proches, comme notre famille et nos amis. Elle s’élargit à l’ensemble de l’humanité. C’est cette dimension qui nous permet par exemple de souffrir des souffrances que nous imaginons à des migrants que nous ne connaissons pas, et de nous mobiliser en leur faveur.

Le navire empathie
J’ai proposé en 2014 de représenter ces diverses dimensions de l’empathie pour autrui comme les trois niveaux superposés des cales d’un navire [7]. Pourquoi un navire ? Parce que tous les navires ont une coque, et que de la même façon, tous les humains – à l’exception peut-être des autistes et des psychopathes – ont ces composantes de l’empathie, mais qu’en même temps, beaucoup de navires possèdent autre chose qu’une coque. Or si l’empathie se construit sur ces bases, elle ne s’y réduit pas. L’empathie affective se trouve à l’étage inférieur de cette coque puisqu’elle est la première à apparaître ; au-dessus se trouve l’empathie cognitive, et encore au-dessus, juste sous le pont, l’empathie mature. Dans le navire empathie, l’empathie pour soi, qui fait intervenir exactement les trois mêmes capacités que l’empathie pour autrui, mais orientées vers soi-même, occupe une petite place à l’avant, sur toute la hauteur de la coque.
Au-dessus de la coque qui symbolise les trois composantes de l’empathie de base – empathie directe, empathie cognitive et empathie mature, auxquelles s’ajoutent l’empathie pour autrui -, se trouvent le pont, les cabines et des espaces collectifs dans lesquels se rencontrent les passagers. Ils échangent entre eux, se reconnaissent, établissent des liens. Ce niveau correspond aux diverses manifestations de la réciprocité. Il ne s’agit plus seulement de se mettre à la place de l’autre, y compris d’un point de vue émotionnel, mais d’accepter que l’autre se mette à la mienne, qu’il ressente ce que je ressens et comprenne ce que je pense. Évidemment, ce n’est pas sans risques. Je peux toujours avoir affaire à un pervers ou à un psychopathe qui veut me manipuler. En pratique, ce risque est assez faible, et si nous ne courons pas le risque de faire confiance et d’être déçus, nous risquons bien d’être déçus à tous les coups par des relations qui nous paraîtront toujours vides, pour ne pas dire mortes !
L’édifice empathie n’est pas encore tout à fait terminé : l’empathie intersubjective en est la dernière étape. Elle consiste à reconnaître à l’autre la possibilité de m’informer utilement sur des aspects de moi-même encore inconnus de moi. Il ne s’agit plus seulement de m’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à moi en acceptant de lui ouvrir mes territoires intérieurs, mais de me découvrir à travers lui différent de ce que je croyais être et de me laisser transformer par cette découverte. Je ne suis pas loin de penser que cette empathie complète tient la clé du bonheur.

[1Le neuro-scientifique Jean Decety nomme cette capacité « emotional sharing », ce qu’on peut traduire par « partage émotionnel ». Elle apparaît chez l’enfant aux alentours d’un an. Voir Decety J., Cowell M., « The complex relation between morality and empathy », Cognitive Sciences, vol. 18, n° 7, 2014.

[2Jean Decety l’appelle « empathic concern » (ibid.), qu’on peut traduire par « compréhension empathique », mais en donnant au mot une valeur exclusivement intellectuelle. Elle apparaît aux environs de quatre ans et demi.

[3Hoffman, M. (2008). Empathie et développement moral, les émotions morales et la justice, Grenoble, PUG.

[4Botbol M., Garret-Gloanec N. et coll. (2014). L’Empathie au carrefour des sciences et de la clinique, Douin.

[5Cosnier J., « Les mots de l’empathie », in Dugnat M. et coll., Empathie autour de la naissance, Érès, 2016.

[6Ibid.

[7Tisseron, S. (2013). Subjectivation et empathie dans les mondes numériques, Paris : Dunod (dir.), page 15. Je les avais d’abord figurés sous la forme d’une pyramide (op. cit., 2010).