La première est l’empathie directe, constituée elle-même de trois composantes qui apparaissent à trois moments du développement psycho-affectif [1].
La première est l’empathie affective, encore appelée empathie émotionnelle. C’est la capacité d’identifier les émotions d’autrui : elle assure les autres et entre soi la résonance sans laquelle la communication entre deux êtres serait impossible, et elle est facilement manipulable.
La seconde composante de l’empathie consiste dans la capacité de comprendre que l’autre a des expériences du monde différentes des miennes [2]. Il s’agit d’une compréhension intellectuelle dont les émotions sont absentes et elle est facilement mise à profit pour manipuler autrui.
Enfin, ces deux composantes se conjuguent dans la capacité de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, et donc d’être affecté par la souffrance qu’on lui imagine. Il s’agit d’un processus qui combine la participation émotionnelle et la prise de recul cognitif. Le psychologue du développement Martin Hoffman l’appelle « l’empathie mature » [3], et le chercheur en neuro sciences Jean Decety « changement de perspective émotionnelle ». Elle apparaîtrait aux environs de huit ans. Ce processus s’installe d’autant mieux qu’il est encouragé et valorisé dans l’enfance, puis tout au long de la vie [4]. Il est également la condition de la plasticité psychique.
Mais à ces trois composantes de l’empathie pour autrui, il convient d’ajouter l’empathie pour soi. C’est la capacité d’accueillir et d’accepter en soi tout ce qui nous habite, à la fois sur le versant émotionnel et sur le versant cognitif, en lien avec une situation, une action ou un état intentionnel [5]. Elle est souvent oubliée quand on parle d’empathie, mais elle constitue pourtant l’un des éléments déterminants de celle que l’on peut éprouver pour autrui. Elle fait intervenir exactement les trois mêmes capacités que l’empathie pour autrui, mais orientées vers soi-même. C’est elle qui permet à chacun d’identifier ses propres émotions, de comprendre et d’accepter ses pensées, y compris celles qui ne nous font pas plaisir, et d’occuper successivement les divers points de vue que chacun a sur ce qui l’entoure, car notre monde intérieur est loin d’être homogène !
Elle participe à la construction de l’estime de soi et de la mémoire en nous permettant d’habiter notre propre subjectivité, y compris dans ses aspects les plus problématiques à nos propres yeux. Ceux-ci concernent notamment les expériences infantiles toujours vivantes qui nous habitent, mais également d’autres aspects indésirables de notre personnalité.
L’empathie envers soi-même suppose de reconnaître ses faiblesses et ses imperfections, de les accepter comme une part de soi au même titre que les qualités dont nous sommes fiers, et d’apprendre à vivre avec. À l’inverse, moins nous reconnaissons les parts sombres de nous-mêmes et plus nous courons le risque de les projeter hors de nous, sur les humains qui nous entourent. Et nous aurons évidemment encore plus tendance à les projeter sur les humains que nous jugeons étranges ou inquiétants. Avec le risque de les voir plus étranges et inquiétants encore, sans nous rendre compte qu’une bonne partie de cette étrangeté est liée à la façon dont nous leur faisons endosser les aspects indésirables de notre propre personne.
Mais comment s’aimer soi-même, et accepter chacun cette étrangeté qui nous habite ? La meilleure façon de développer l’empathie chez un jeune enfant est d’en témoigner pour lui. Un enfant qui grandit dans un milieu familial dans lequel il bénéficie de peu d’attention et de compréhension aura de la difficulté à construire une empathie pour soi satisfaisante. Celle-ci se construit parallèlement à l’empathie pour autrui dans une réciprocité où l’enfant qui bénéficie d’empathie, c’est-à-dire d’intérêt et d’affection pour sa personne, intériorise la capacité d’éprouver pour soi-même ces mêmes sentiments.
Enfin, ces deux formes premières d’empathie (pour autrui et pour soi) s’associent au sens de la réciprocité pour constituer le sens moral.
Elle a trois facettes : reconnaître à autrui la possibilité de s’estimer comme je m’estime : c’est la composante du narcissisme ; lui reconnaître la possibilité d’aimer et d’être aimé : c’est la composante des relations d’objet ; lui reconnaître la qualité de sujet du droit, autrement dit les mêmes droits qu’à moi-même [6].
L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue l’étape indispensable sur le chemin de construire le sens de la justice. Grâce à elle, notre empathie ne se limite plus à ceux qui nous sont proches, comme notre famille et nos amis. Elle s’élargit à l’ensemble de l’humanité. C’est cette dimension qui nous permet par exemple de souffrir des souffrances que nous imaginons à des migrants que nous ne connaissons pas, et de nous mobiliser en leur faveur.