Objectifs du projet

Se construire, s’exprimer et créer : valoriser la parole des jeunes, la construction de l’identité, de la subjectivité en se confrontant à différents points de vue ; stimuler la créativité en apprenant aux jeunes à créer de futurs films.
Déconstruire les montages audio-visuels de propagande sur internet ; prendre la parole avec son téléphone mobile pour résister aux discours sectaires.

Recourir aux images construites ensemble pour développer à la fois une parole individuelle et une attention à l’autre.

Par Serge Tisseron

En pratique, nous formons des éducateurs de rue à l’utilisation du téléphone mobile comme un moyen de se raconter. Deux objectifs sont poursuivis :
Le premier consiste à permettre une expression personnelle de la rage, de la colère et de la honte qui habite souvent ces jeunes, et de leur faire découvrir diverses facettes d’eux-mêmes de façon à réduire le risque d’une identification à un rôle formaté. Le second est de leur permettre de découvrir que leurs points de vue sont différents de ceux des autres, qu’ils peuvent être appréciés au même titre, et qu’ils sont même complémentaires.

Les adolescents sont d’abord invités à parler de tout ce qu’ils font avec leur téléphone : le plus souvent des selfies... L’animateur parle lui aussi de ce qu’il fait avec son téléphone mobile. Puis il leur propose de faire un petit film, sous la forme d’un plan séquence court, d’une durée d’une à deux minutes. « Prenez n’importe quel objet, filmez-le et donnez-lui la parole ». Pas d’idée ? « Donald Trump vient d’être élu, alors en quoi la chaussure, là, devant vous, est-elle concernée par cette élection ? »
Les jeunes écrivent leur histoire avant s’ils le désirent. La parole se libère. Il devient possible de parler de la colère, de la rage, de la honte ou de la difficulté de vivre en attribuant ces émotions à un objet qui parle de lui : comme une chaussure, une poubelle, un stylo, un Kleenex… La poubelle ne supporte plus que chacun y déverse ses ordures, le kleenex qu’on l’utilise et qu’on le jette sans égard, la chaussure qu’on l’utilise partout par tous les temps sans jamais lui dire merci, et le stylo qu’on ne le laisse jamais libre de raconter ce qu’il veut.

Ce moment renforce l’empathie pour soi de chacun des participants de deux façons. Ils sont les premiers étonnés de ce qui ne se seraient pas crus capables d’éprouver, sans même parler de le raconter ! Ils découvrent leur monde intérieur et s’en étonnent. En même temps, ils bénéficient du regard positif sur leur création de l’animateur, et de leurs camarades, qui félicitent celui qui a su réaliser un film dans lequel d’autres se reconnaissent. Et quand le sujet du film à réaliser est imposé, comme de filmer de sa fenêtre, et de raconter une histoire, il se confronte à la multiplicité des façons possibles de traiter cette situation. La logique : « Savoir d’où on vient pour savoir qui on est ».
L’empathie pour soi et pour autrui, dans sa forme à la fois affective et cognitive, s’en trouve renforcée.

C’est encore plus le cas avec les films réalisés à plusieurs. Dans l’un des protocoles, chacun accepte d’être un élément d’une chaîne continue : chacun filme un objet auquel il donne voix avant de passer le même téléphone à un autre qui fait de même, et qui passe le téléphone à un troisième, et ainsi de suite.
Dans un des exercices proposés, chacun est confronté à l’acceptation de voir sa propre image accompagnée d’une parole en off qui dit ses pensées, mais qui est improvisée par un autre. Le téléphone mobile qui permet de filmer passe d’une main à l’autre. Dans le même plan séquence, chacun, tour à tour, contribue au scénario, filme, joue et intervient en off. Chacun y prend successivement la place de l’autre et accepte que sa place soit prise par un autre. La capacité de changer de point de vue émotionnel y est constamment sollicitée.

Les films réalisés sont ensuite montrés à tous, et commentés ensemble. Il s’ensuit des discussions sur les préférences des uns et des autres, les raisons de leurs choix. Car faire un film, même de moins d’une minute, nécessite de faire sans cesse des choix. Les jeunes parlent entre eux. Le passage par le « pocket film » les met à l’aise et débride les discussions. Ils découvrent que les mêmes expériences peuvent susciter des prises de vue différentes et les mêmes prises de vue susciter des commentaires différents. Comme dans le Jeu des Trois Figures, mais avec des moyens différents, il s’agit de faire en sorte de favoriser les changements de perspectives émotionnelles de chacun par rapport à tous les autres, et finalement de chacun par rapport à lui-même.

La gratification par l’adulte accompagne évidemment chacun de ces moments et favorise la construction d’une estime de soi réaliste qui est aussi une condition de l’empathie pour autrui, et au-delà du sens moral. Mais l’essentiel est toujours de partir de la colère, de la rage, de la violence, et de permettre de distancier, relativiser, et confronter les points de vue, à partir d’une activité partagée.

Prendre la parole avec son téléphone mobile pour résister aux discours sectaires

L’extrémisme a toujours fait partie des tentations adolescentes [1], même s’il existe aujourd’hui des conditions nouvelles à cet extrémisme. La crise idéologique traversée par un Occident qui ne semble plus croire à ses propres valeurs est dramatique [2], d’autant plus qu’elle se redouble d’une crise économique mondiale qui fait craindre une précarité sans précédent. Pour les jeunes issus de l’exil, et témoins de l’échec du processus d’intégration de leur famille, il est plus difficile encore de se projeter dans l’avenir. La consultation des News en continu entretient en même temps un état de stress chronique pouvant même aller jusqu’à susciter un état de dépression, d’épuisement.
Il y a seulement dix ans, nous étions encore invités à découvrir les images des catastrophes en même temps que les journalistes arrivés sur place avec les sauveteurs. Nous étions confrontés aux manifestations de la plus extrême souffrance et à celles de la plus grande sollicitude. Aujourd’hui, les images qui nous arrivent en premier ont été filmées par les protagonistes mêmes du drame, le plus souvent avec leur téléphone mobile. Alors que le travail traditionnel des journalistes relevait d’un regard extérieur sur les événements, l’utilisation des smartphones et des réseaux sociaux nous plonge dans l’intimité des protagonistes. Nous sommes ainsi incités à éprouver avec une intensité toujours plus grande les souffrances de nos semblables, rarement à les comprendre, et encore plus rarement à disposer de moyens d’agir pour y mettre fin. Ce déséquilibre de l’information nourrit le sentiment d’insécurité et le catastrophisme, et alimente la séduction suscitée par des causes extrémistes offrant un engagement immédiat.
Daech a su utiliser cette situation. Il a su enflammer l’empathie émotionnelle des plus fragiles par des images de massacres d’enfants, puis la détourner à son profit. Et parallèlement, il a su proposer sur Internet de nombreux interlocuteurs prêts à écouter les plaintes d’adolescents déboussolés, et créer l’illusion d’une complicité empathique pour en faire des recrues soumises. Ainsi les djihadistes sont-ils parvenus à attirer vers eux des jeunes dont personne n’aurait jamais soupçonné qu’ils pourraient s’engager dans la forme de révolte absolue qu’est le terrorisme.

[1Souvenons-nous des mouvements qui se qualifiaient de « révolutionnaires » dans les années 1960 à 1980, en Allemagne, en Italie et dans une moindre mesure en France. Le cinéma en a largement rendu compte. En 1966, La guerre est finie, d’Alain Resnais, mettait en scène des adolescents français de bonne famille prêts à devenir poseurs de bombes dans l’Espagne franquiste. Et deux ans plus tard, dans If, Lindsay Anderson en montrait d’autres troquer leurs sacs d’écoliers contre des fusils d’assaut pour mettre à feu et à sang leur collège.

[2Truong N. et coll. (2016). Le Crépuscule des intellectuels français ?, Paris, Le Monde/L’aube.